Letters and Reflections

L’inconfort et la détresse adoucis par la solidarité / Discomfort and Distress Softened by Solidarity

Josiane Boulad-Ayoub

Summary in English

As Professor Emeritus of Philosophy at the Université du Québec à Montreal (UQAM), Josiane Boulad-Ayoub has always been active and engaged in her writing, conferences, and intellectual debates with colleagues and students, as well as swam laps for a half-hour each day. With the onset of the pandemic, however, her age of 79 years suddenly rendered her weak and vulnerable in the public eye, and in her own eyes as well. Indeed she is quite sure that all the talk of her being fragile has aged her, affecting her vision. In this piece she thanks her daughter, her students, and others who have made this time manageable: Smalls works of kindness, unsolicited offers of help, and the affective gestures of strangers who make the effort to smile have reminded her how society relies on solidarity, not indifference or productivism, and invite her to appreciate the familiar opening words of Adam Smith’s The Theory of Moral Sentiments (1759) with new insight:  “How selfish soever man may be supposed, there are evidently some principles in his nature, which interest him in the fortunes of others, and render their happiness necessary to him, though he derives nothing from it, except the pleasure of seeing it.”

L’inconfort et la détresse adoucis par la solidarité

Je suis une personne qui vient brusquement de prendre conscience de son âge: 79 ans. Avant la période obligée de confinement et toutes les interdictions l’escortant, je vivais active, autonome, remplissant avec bonne humeur mes tâches académiques et quotidiennes. Chaque jour, une demi-heure de longueurs à la piscine. À la Chaire Unesco de philosophie dont je suis titulaire, je combinais un cycle de séminaires, encadrais des étudiants, montais des recueils de conférences, argumentais avec des collègues... Las! Le couperet est tombé, me catégorisant, me discriminant en même temps. Et j’en suis presque sûre, la dimension psychologique s’est mise de la partie; ma vue a décliné soudainement, me rendant en effet conforme à cette image que l’on me tendait: une personne vulnérable, et incapable désormais de tenir son rôle dans la société. Heureusement c’était sans compter avec ma merveilleuse fille et mes non moins exceptionnels étudiants, doctorants et post-doctorants.

Je veux leur rendre hommage aujourd’hui sur votre plateforme. Je vous félicite de tout coeur de votre excellente initiative qui permet de porter au grand jour l’importance de la solidarité comme remède en temps de pandémie, ou du reste de toute crise. Ce beau concept sur lequel repose le ciment social, ou si l’on préfère un langage moins idéologique, les doux liens de la fraternité, fait éclater les bulles de l’indifférence ou du productivisme. La solidarité qui se concrétise de mille façons, et, dans mon cas, par toute l’aide offerte, sans sollicitation de ma part.

Je ne pouvais plus faire mes courses toute seule, par ordre du gouvernement, mais voilà que voisines ou simples connaissances demandaient à les faire à ma place. Ma fille, de plus, s’ingéniait à déborder mes listes, et à me faire de gentilles surprises, à me dénicher des gâteries que, raisonnable, je ne m’offrais plus.

Toutes ces marques de bienveillance, de gentillesse, de sollicitude, de générosité par lesquelles se manifestait la solidarité avec ma condition présente, mon impuissance, ma détresse m’ont fait chaud au coeur. Et que dire de cette sympathie anonyme d’une passante inconnue: une dame nous souhaitant spontanément dans un beau sourire une bonne fête des mères, lors d’une petite promenade dans le quartier avec ma fille pour m’aérer un peu.

Oui, je tenais à partager mon expérience, et témoigner comment toutes ces marques de solidarité ont adouci mon inconfort de me sentir tout à coup emprisonnée dans mon âge, ou plutôt ligotée par l’idée que d’autres se faisaient de ses prétendues limites. Sans vouloir être pédante de façon trop outrecuidante, j’avoue avoir vraiment compris, intimement, par le dedans, et non plus de manière livresque, la justesse des thèses sur la sympathie d’Adam Smith, philosophe écossais des Lumières (voir son livre paru en 1759, Théorie des sentiments moraux). Sympathie, empathie, solidarité, humanité, même combat. L’individu partage les sentiments d’autrui par le mécanisme de la sympathie. Voici, me disais-je, la racine de la solidarité, le moteur de ce comportement social. «Aussi égoïste que l’homme puisse être supposé, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s’intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent necessaire leur bonheur, quoiqu’il n’en retire rien d’autre que le plaisir de les voir heureux.» Oui, j’ai eu le bonheur de vérifier combien la célèbre proposition sur laquelle s’ouvre son livre s’éclaire dès qu’on convoque le sentiment de sympathie sans lequel la solidarité ne s’éveillerait pas.


Josiane Boulad-Ayoub

Montreal, Canada

Josiane Boulad-Ayoub, membre de l’Ordre du Canada, membre de la Société royale du Canada. Professeure émérite de philosophie moderne et politique-UQAM Titulaire Chaire UNESCO d’étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique https://www.unesco.chairephilo.uqam.ca/

Josiane Boulad-Ayoub, member of the Order of Canada and Royal Society of Canada, Professor Emeritus of Modern and Political Philosophy at UQAM; UNESCO Chair - Philosophical foundations of justice and democratic society. https://www.unesco.chairephilo.uqam.ca/